Le Grand Maître Fra’ Matthew Festing a reçu aujourd’hui le corps diplomatique accrédité près l’Ordre de Malte pour l’audience du début de la nouvelle année. La rencontre a eu lieu à la Villa Magistrale sur l’Aventin.
Ci-dessous le discours du Grand Maître
M. le Doyen, Excellences, Mesdames et Messieurs,
La nouvelle année a commencé dans les circonstances les plus dramatiques et les plus violentes. L’attaque terroriste la plus meurtrière depuis la dernière guerre en France, qui a causé la mort de 17 personnes à Paris, représente une agression brutale contre nos valeurs fondamentales, la liberté d’expression et la tolérance.
En outre, au Nigeria, loin de la clameur des médias, 2000 personnes auraient été tuées dans une attaque de masse perpétrée par les milices de Boko Haram, le mouvement islamiste qui l’année dernière a enlevé plus de 250 écolières.
L’Ordre souverain de Malte condamne fermement toute forme de violence, physique, psychologique et morale, et réaffirme avec force son engagement contre toute forme d’intolérance et de violence perpétrée au nom de la religion.
Monsieur le Doyen, Excellences, Mesdames et Messieurs,
Je suis très heureux de vous accueillir ici aujourd’hui pour ce traditionnel échange de vœux en ce début d’année. Je tiens à saluer particulièrement les ambassadeurs qui ont récemment commencé à nous apporter, par leur travail, leur précieuse contribution. Je vous remercie pour vos vœux et la gratifiante estime pour le travail de l’Ordre exprimés par le Doyen en votre nom. Je vous assure que ma gratitude n’est pas formelle : en ces temps difficiles et souvent dramatiques, l’engagement humanitaire de l’Ordre de Malte n’a jamais eu tant besoin de soutien, de participation et d’encouragement.
Aider celui qui souffre signifie parcourir une route qui monte et nous, en tant qu’héritiers des anciens Hospitaliers, avons toujours connu cela. À l’heure actuelle la route semble encore plus raide. A l’heure où nous parlons, 50 millions de personnes dans le monde fuient les guerres, les persécutions, la pauvreté et la famine. En Syrie une nation toute entière est en migration. Le berceau du christianisme est enflammé par des guerres sectaires : les populations vivent sous la constante menace d’organisations extrémistes tandis que le trafic illicite de migrants et les trafics d’êtres humains ont prospéré.
Paradoxe amer : cela se passe à une époque comme la nôtre, consciente des leçons tragiques tirées de deux guerres mondiales, des génocides et des totalitarismes. Sous l’égide, maintenant défaite, d’une paix prétendue «globale», les conflits « locaux » sont de plus en plus accompagnés d’effroyables violences sans aucunes limites morales ou conventionnelles, une violence qui ne fait aucune distinction entre les combattants en uniforme et les civils sans défense. Dans la Grande guerre – dont on commémore actuellement les 100 ans – il y eut un holocauste de soldats, alors que dans les guerres régionales d’aujourd’hui les femmes et les enfants sont sacrifiés.
En dépit des droits fondamentaux énoncés il y a longtemps, le 21ème siècle commence sur une pente glissante de nouvelles barbaries aveugles. Avec des méthodes qui nous ramènent à des siècles passés, les combattants modernes dans la «guerre irrégulière» frappent sans pitié le plus faible. Ce qui motive leur haine est de plus en plus souvent le fanatisme religieux, un idéal déformé qui trahit leur foi d’origine et agit presque comme un anesthésique sur les esprits et les cœurs.
Notre époque est tragiquement marquée par une décroissance progressive de l’application du droit humanitaire. Le respect des principes du droit est attaqué de toutes parts, comme nous le voyons aussi dans le recours à des réponses militaires qui, au lieu de diminuer la violence, contribuent à augmenter le nombre de victimes civiles et provoquent des effets collatéraux. Alors que des tragédies se déroulent partout dans le monde, les sociétés développées sont sous l’emprise de ce que le pape François a appelé la « mondialisation de l’indifférence ». Il existe un sommeil confortable de l’âme qui nous rend sourds et insensibles à la douleur de nos frères humains au Moyen-Orient ou en Afrique, sur les rives de la Méditerranée ou même plus près, dans les banlieues de nos villes.
C’est dans cette situation exigeante que l’Ordre de Malte est appelé à répondre au défi pérenne résumé dans notre devise : tuitio fidei et obsequium pauperum. Notre réponse à cette question est double, comme toujours : – D’un côté une extrême fermeté dans la défense de la dignité de la personne et de l’autre une extrême flexibilité dans l’adaptation aux circonstances pour être proches de ceux qui sont dans le besoin. Tout en conservant son identité, l’Ordre n’a jamais eu peur de changer. Comme dans les temps anciens, les chevaliers continuent d’être des médecins, des infirmiers, des travailleurs sociaux ou humanitaires. Bien sûr, de nouvelles thérapies et de nouveaux instruments ont remplacé ceux du passé, mais l’objectif est resté le même.
L’Ordre de Malte conserve sa vision spirituelle, façonnée par une tradition millénaire de fidélité à l’Eglise de Rome. Ce lien renforce l’efficacité de notre institution humanitaire basée sur la foi par rapport à celles qui sont d’un caractère exclusivement laïc. L’Ordre accueille pleinement la très récente invitation du pape François à « se salir les mains » avec la fragilité de nos semblables dans les périphéries oubliées de notre monde. Dans l’année qui vient de se terminer, nous avons signé un accord avec le Saint-Siège et le sanctuaire italien de Pompéi pour la mise en place d’une nouvelle soupe populaire dans cet endroit significatif de la dévotion mariale. Les relations particulières avec le Siège de Saint-Pierre ont récemment été confirmées par la nomination d’un nouveau Cardinal Patronus, en la personne du cardinal Raymond Leo Burke. Je saisis cette occasion pour transmettre à notre Cardinal Patronus le respect et l’admiration déjà exprimés lorsqu’il a pris ses hautes fonctions, et aussi pour réitérer notre hommage reconnaissant pour les cinq années de travail remarquable que son prédécesseur, le cardinal Paolo Sardi, nous a consacré.
Notre souveraineté est une garantie de l’autorité et de l’autonomie nécessaire pour effectuer au mieux notre travail. Sur la scène mondiale notre rôle est celui d’une « institution humanitaire » qui existe et agit pour donner une voix aux pauvres et aux marginalisés, sans intentions cachées ni intérêts politiques ou économiques. Notre impartialité de longue date crédibilise nos intentions et la confiance qu’elle parvient à inspirer garantit que nos initiatives sont largement appréciées. Le réseau de relations bilatérales que vous et nos ambassadeurs construisons ensemble dans plus de 100 pays, année après année, est comme toujours un précieux soutien pour notre bon fonctionnement et l’efficacité de l’aide que nous offrons.
La politique étrangère de l’Ordre de Malte en 2014 a produit d’importants résultats, par exemple, les accords de coopération signés avec le gouvernement palestinien, la République tchèque et avec l’Organisation internationale de la Francophonie. Les relations diplomatiques ont aussi permis l’amélioration des structures sanitaires au Cameroun notamment pour les mères et les nourrissons et le développement d’accords de coopération visant à soutenir les dispensaires locaux au Salvador. D’une particulière importance – aussi parce que lié à un pays qui est fier de sa liaison ancienne et particulière avec l’Ordre : le renouvellement de la collaboration entre l’Ordre de Malte et le Ministère italien de la Défense pour l’utilisation du Corps militaire de l’Association italienne dans les domaines des premiers secours, lors de catastrophes naturelles et de situations d’urgence. Cette longue tradition maintenant a commencé juste après l’Unification italienne et a été immanquablement confirmée depuis.
Dans 120 pays répartis sur les cinq continents, le « réseau » de l’Ordre de Malte est mis à l’épreuve à travers le travail de nos 59 prieurés et associations nationales, nos 33 corps de secours, notre agence internationale de secours, Malteser International, ainsi que nos milliers de membres, médecins et bénévoles.
Pensons aux personnes âgées, aux handicapés physiques et mentaux, aux pauvres, aux lépreux, aux enfants abandonnés, aux mères célibataires … décrire en détail nos activités, aussi vastes que l’univers de la souffrance humaine, serait impossible en si peu de temps. Je vais juste citer quelques exemples significatifs, à commencer par ceux et celles qui sont touchés par la plus grande urgence humanitaire de nos temps : la migration est certainement l’une des épreuves la plus exigeante.
Alors qu’avec la communauté internationale nos efforts sont destinés à mettre en œuvre des stratégies pour faire face au phénomène d’un « monde en migration », notre action locale se concentre sur les besoins des individus et des populations concernés dont l’Ordre essaie, autant que possible, de rétablir la santé, la dignité et la foi en l’avenir.
Les personnes déplacées de l’Irak sont des migrants, fuyant l’IS, les terroristes djihadistes militants qui en deux ans ont détruit des siècles de multiculturalisme et de coexistence pacifique. Dans le Kurdistan irakien, l’Ordre est présent avec des équipements et du personnel dans des cliniques mobiles gérées par Malteser International et par des partenaires locaux. En Turquie, où plus d’un million sept cent mille réfugiés ont fui depuis 2011, l’Ordre gère un hôpital de campagne avec des médecins spécialistes et des psychologues en coopération active avec les associations de secours musulmanes.
Des centres d’aide et un personnel spécialisé ont complété cette année notre présence trentenaire au Liban, où environ un tiers de la population se compose désormais de réfugiés.
Les migrants sont aussi ces milliers de personnes désespérées qui mettent leur vie entre les mains de trafiquants d’êtres humains sans scrupules, partant sur des embarcations de fortune pour les « voyages de l’espoir » en Méditerranée. Les chiffres parlent d’eux-mêmes : plus de 130 000 personnes sont arrivées sur les côtes italiennes en 2014, avec 700% de plus d’enfants que l’année précédente. Assistés par nos médecins, leur vie continue mais beaucoup d’autres se terminent avant d’atteindre la côte.
Sur l’île Sicilienne de Lampedusa, ainsi que sur les patrouilleurs qui gèrent les sauvetages difficiles en mer, le personnel spécialisé du Corps Italien de Secours de l’Ordre de Malte sont à l’œuvre 24 heures sur 24. L’opération Mare Nostrum a maintenant été remplacée par l’initiative européenne Triton. Les formalités d’intervention pourraient changer, mais notre présence et notre engagement ne faiblira pas.
Enfin, nos programmes médicaux, sociaux et linguistiques en France, Belgique, Allemagne, Espagne et Italie offrent une importante assistance aux immigrants arrivant en Europe dans l’espoir d’une vie meilleure. Les associations de l’Ordre de Malte offrent un soutien aux personnes sans statut juridique en les aidant pour leurs demandes d’asile et en se chargeant des nombreuses procédures administratives. Le soutien fourni ne se limite pas à offrir des soins immédiats, un abri et un repas chaud, mais vise à faciliter leur intégration dans la société et leur permettre de devenir des citoyens actifs du pays où ils vivent et travaillent.
Depuis la chute du mur de Berlin en 1989 notre Association allemande, par exemple, s’est occupée et a pris soin des demandeurs d’asile, des réfugiés et des émigrants et a accompagné plus de 1,5 millions de personnes provenant de plus de 70 pays dans les établissements d’hospitalisation pour le compte des Länder allemands et des municipalités.
Les milliers de personnes qui souffrent du conflit dans la bande de Gaza ont besoin d’une patrie sûre, dans cette région du Moyen-Orient où notre maternité de l’Hôpital de la Sainte-Famille à Bethléem est depuis des décennies une référence pour toutes les mères. Ce havre de paix dans un pays troublé étend maintenant ses activités et ses programmes de sensibilisation en offrant des soins et une assistance aux femmes des villages voisins. Cernés par des images de guerre et de destruction à l’endroit même où le christianisme a commencé, les médecins de l’Ordre continuent obstinément à amener de nouvelles vies dans le monde et donc un nouvel espoir.
Il y a aussi des « fléaux » que nous combattons, à commencer par la nouvelle épidémie du virus Ebola qui a causé en Afrique occidentale plus de 8000 victimes. Nous essayons de lutter contre ce fléau en envoyant des médicaments et des équipements au Libéria – où nous sommes présents depuis des années pour aider ce pays en grande difficulté – et en Guinée Conakry où l’Ordre de Malte France gère des cliniques, des programmes de campagnes de diagnostics précoces et de sensibilisation. De nombreux autres spécialistes portant la croix à huit pointes et répartis sur toute l’Afrique se battent avec eux depuis des années contre des ennemis invisibles comme le paludisme, la tuberculose et le VIH / SIDA. Cet engagement est aussi un engagement social, comme le démontrent les programmes d’assistance mis en place en République sud-africaine pour les jeunes orphelins de parents séropositifs.
Le principal obstacle à notre travail est l’instabilité de nombreux pays. C’est pourquoi la zone centrale de l’Afrique est maintenant l’une de nos frontières les plus difficiles. En République démocratique du Congo, nous offrons une aide psychologique aux victimes de viol ; au Soudan du Sud, notre récent Centre de formation Santé Rumbek produit localement une nouvelle génération de professionnels de santé qualifiés indispensables dans la région. Ce travail s’effectue pendant que des conflits armés continuent de dévaster ces deux états, forçant près d’un million et demi de personnes déplacées à fuir vers l’Ouganda voisin. Pour cette légion de la misère, le camp de réfugiés de Rhino dans le nord du pays est comme une lueur d’espoir dans la nuit ; Malteser International y distribue de la nourriture et des semences aux sans-abri, rénovant les ressources en eau et améliorant les conditions d’hygiène.
Le présent immédiat n’est pas le seul à prendre en compte : car après les opérations de premiers secours, les problèmes de reconstruction matérielle et sociale perdurent souvent. C’est pourquoi notre « projet » opérationnel est de rester dans les sites d’urgence même hors des projecteurs des médias internationaux. Nous avons consolidé ce modus operandi en Asie du Sud-Est brisée par le tsunami de 2004 où, au cours des dernières années, nous avons conclu nos interventions de purification de l’eau, nos programmes de formation des agriculteurs et des projets de microcrédit.
En Haïti, exactement cinq ans après le tremblement de terre qui a dévasté l’île, nous poursuivons nos programmes d’alphabétisation, d’aide aux familles et de prévention des épidémies. Également sur Samar et sur les autres îles de l’archipel des Philippines, où il y a un an le typhon Haiyan a semé la douleur et la mort loin de la clameur des médias, nous continuons à fournir des médicaments et des vêtements, à reconstruire des bâtiments et à développer des initiatives pour accroître les revenus des familles.
L’histoire est la même dans les savanes arides ou dans les denses forêts sub-équatoriales, ainsi que dans les recoins de la marginalisation urbaine qui constitue les « déchets de production » des villes du monde industrialisé. En Allemagne, en France, en Grande-Bretagne, en Belgique, mais aussi en Europe de l’Est, en Amérique du Sud … dans ces pays et dans de nombreux autres endroits, ceux qui souffrent dans la solitude et ceux qui sont abandonnés trouvent du réconfort dans les sourires de nos bénévoles qui travaillent dans les soupes populaires, distribuent des médicaments et des couvertures aux sans-abri et aident les personnes âgées vivant seules.
Excellences,
Ces observations brèves et limitées que je voulais porter à votre attention à cette occasion ne rendent pas justice à la réalité des faits. Je ne parle pas de ce que nous faisons, mais combien il reste à faire. Une humanité marginalisée et en détresse nous oblige tous à nous poser une question sur les choix qui définiront notre avenir : – Nord et Sud, premier et dernier, bien-être et misère, et au milieu l’avenir que nous serons capables de construire.
Face à l’ampleur du défi et l’insuffisance de nos outils, la parole de Jésus vient à l’esprit: « La moisson est abondante, mais les ouvriers sont peu nombreux » Luc 10 : 2.
Avec une ferme conviction, l’Ordre de Malte répète ici avec vous la promesse de faire sa part, mobiliser tout son potentiel en recherchant tout particulièrement auprès de la jeune génération, une promesse de vie nouvelle pour le monde ainsi que pour notre travail de longue haleine.
Nous avons déjà pris cette voie avec des initiatives telles que le projet Caravan pour les personnes handicapées au Liban, qui implique chaque année de jeunes volontaires européens ; ou avec les décisions finales de notre Séminaire stratégique à Rhodes, qui, pour les dix prochaines années nous engagera à adopter des stratégies pour une implication croissante des jeunes gens dans la vie de l’Ordre.
Sans réserves ni préjugés personnels, nous tendons la main aux « nouvelles recrues » de sorte que, avec leur enthousiasme et leur volonté de s’engager sans relâche pour les autres, ils écrivent un nouveau chapitre productif de notre longue histoire.
C’est précisément cette histoire qui nous rappelle une fois de plus que nous ne comptons pas seulement sur les bras généreux et les cœurs de nos bénévoles. Outre les ressources personnelles, nous avons des ressources institutionnelles à investir – la prérogative juridique de l’Ordre – pour créer de nouveaux liens entre les gouvernements et entre les cultures, au nom des intérêts supérieurs du développement humain.
Les relations diplomatiques heureuses et très récentes établis avec le Sud Soudan sont une démonstration de ce qu’une diplomatie sincère peut créer, si elle s’adresse à des gens et ne va pas contre eux. Sur ce front, je vous tends particulièrement la main ; vous, les professionnels de la diplomatie et nos interlocuteurs privilégiés, de sorte que vous puissiez nous aider à aider, et pour que dans les zones abandonnées du monde nous puissions répéter ce que les anciennes chroniques de l’Ordre relatent à propos de l’hôpital créé à Jérusalem par notre fondateur, le bienheureux Gérard : « les pauvres sont soutenus et nourris, les malades sont traités, les sacrements administrés, les pèlerins et les affligés rafraîchis, les analphabètes instruits, les prisonniers rachetés ».
Avec ces sentiments, je vous adresse à tous, à vos familles et aux nations que vous représentez, mes meilleurs vœux pour une année 2015 remplie et riche en grâce spirituelle.
Fra’ Matthew Festing